Retour Filmographie David CRONENBERG

A HISTORY OF VIOLENCE



Fiche technique :
Film américain de David CRONENBERG
Année : 2004
Avec Viggo MORTENSEN (Tom Stall), Maria BELLO (Edie Stall), Ed HARRIS (Carl Fogarty), William HURT (Richie Cusack), Ashton HOLMES (Jack Stall), Greg BRYK (Billy), Stephen McHATTIE (Leland), Peter MacNEILL (le shérif Sam Carney), Bill MacDONALD (Frank Mulligan), Aidan DEVINE (Charlie Roarke).
Scénario : Josh OLSON d'après l'oeuvre de John WAGNER, Vince LOCKE
Photographie: Peter SUSCHITZKY
Musique : Howard SHORE
Montage : Ronald SANDERS
Décors : Carol SPIER
Costumes : Denise CRONENBERG
Durée : 95 mn
Genre : Thriller
Titre français : A History of violence

L'histoire :
Tom Stall, un père de famille à la vie paisiblement tranquille, abat dans un réflexe de légitime défense son agresseur dans un restaurant. Il devient alors un personnage médiatique, dont l'existence est dorénavant connue du grand public...

Critique :
Avec ce titre-là, A History of Violence, le film commence paisible : un matin clair, deux hommes quittent le motel où ils ont sans doute passé la nuit. La caméra suit lentement la voiture roulant au pas, conduite par l’un des deux, dans l’attente de l’autre, qui est allé, a-t-il dit, régler la note. Il ne faudra pas longtemps pour qu’on se retrouve dans un film de Cronenberg : crânes éclatés, tissus sanglants, deux cadavres gisent au sol. Celui d’une fillette viendra les rejoindre. Un long cri raccorde cette scène à la suivante : il est poussé, non par l’enfant qu’on vient de voir dans le bureau du motel, mais par une blondinette de six ou sept ans qu’un cauchemar vient de réveiller dans sa chambre. Surviennent son père, puis son grand frère et sa mère. Chacun avec ses arguments lui explique que non, il ne peut pas y avoir des monstres dans le placard d’où elle les a vus sortir. La famille se retrouve au petit déjeuner, bonne famille nord-américaine, céréales sur la table, tendresse. D’entrée, avec l’économie de moyens qui est celle de ce grand cinéaste, sont marqués les deux pôles entre lesquels vont se jouer les allers-retours du film : déchaînement de violence sadique, la normalité d’une vie petite-bourgeoise sans histoire.
Mais quelle normalité ? Le film, dans sa perversité (qu’on ne voie là rien de péjoratif, puisqu’il s’agit d’ouvrir les yeux du spectateur), avance, comme dans ces deux premières séquences plus haut citées, par marches et contremarches. Ainsi on voit le père et la mère de l’enfant aux cauchemars faire deux fois l’amour. La première fois, la femme veut faire vivre à son mari les émois adolescents qu’ils n’ont jamais connus ensemble, puisqu’ils se sont rencontrés sur le tard. Habillée d’une jupette de pom pom girl, excitée comme une gamine en chaleur, elle s’approche du lit où il l’attend et fait de la chambre conjugale la Chevrolet où ils auraient dû échanger le premier baiser. La deuxième scène, plus loin dans le film, vient à un moment où l’on commence à avoir des doutes sur le passé de ce mari modèle, parfait Américain moyen. C’est un rut sauvage. Il agrippe sa femme dans l’escalier, la frappe, la culbute, la viole au moment où elle le fuyait. On ne peut pas, à voir ces deux moments du film, le premier comme une niaiserie régressive, le second dans la violence d’un désir partagé, ne pas se poser la question : elle est où, la normalité ?
Dans la plupart de ses films précédents, des hallucinations kafkaïennes du Festin nu aux métamorphoses de Fly, le protagoniste avait eu à lutter contre l’intrusion en lui d’étrangers qui allaient modifier sa personnalité. Dans son livre sur Cronenberg (Cahiers du cinéma, collection "Auteurs"), dont on ne peut que recommander la lecture, Serge Grünberg écrit : "S’il est un point commun à tous les héros de la fiction cronenbergienne, c’est bien cette impuissance qui se développe face aux forces qui se développent dans l’organisme, face au nouvel organisme (parasitaire ou non) qui remplace l’original, cette absence, donc, qui débouche sur la solitude et la désespérance."
Il semble qu’avec A History of Violence le cinéaste ait fait un pas de plus dans la traque de cet « ennemi intérieur ». Le héros n’a pas en lui un corps étranger : il est double. Sa violence qu’on découvre mise au service du « Bien » (la protection de la petite vie tranquille d’une cité endormie), c’est en faisant le « Mal » qu’il l’a apprise. Fragilité de ces distinctions dites morales dans un pays où, dans les rues aux passants indifférents, dans les vestiaires d’un stade scolaire et les centres commerciaux, le non-respect de l’autre est la règle. Et si l’idéal de mode de vie que tant de films américains promurent n’était, comme ce simulacre d’amours adolescentes que se joue la femme mariée, qu’une misérable régression ?
On peut avec d’autant plus de raisons se poser la question que le style même de Cronenberg, abrupt, sans fioritures, marque de quel côté le cinéaste se situe : il filme aussi vite que son héros se bat. On n’a pas le temps de voir partir les coups qu’ils sont déjà arrivés. Maîtrise de l’écriture, sûreté du jugement : c’est la grande forme. Et ce film qui s’ouvrait sur une tranquillité dont on n’allait pas tarder à savoir qu’elle n’était qu’un leurre se ferme sur une scène non moins paisible en apparence : le père, de retour d’une virée sanglante, s’assied à la table familiale face à sa femme, entre son fils aîné et sa fille. Le garçon lui fait passer le plat. Ne manque que le bénédicité de rigueur dans un tel tableau. Cette fin est l’une des plus angoissantes qu’ait tournées Cronenberg, qui s’y connaît pourtant.

Emile BRETON (L'Humanité)

 

Tout à coup, les choses (re)deviennent simples au pays du cinéma. Les grands metteurs en scène font de très bons films, et voilà. Une semaine après le percutant Match Point, de Woody Allen, un remarquable Cronenberg. Remarquable, cela veut dire intelligent, complexe et maîtrisé, comme on peut s'y attendre de la part du cinéaste de Toronto, mais aussi méchamment accrocheur de bout en bout. Dans ce titre qui a l'air d'être celui d'une thèse sur la fondation des Etats-Unis, le mot-clé n'est peut-être pas tant "violence" qu' "histoire". Le film d'Allen et celui de Cronenberg, si différents soient-ils, se rejoignent en cela : ils rétablissent en virtuoses la puissance du récit. Sans déconstruction ni second degré, ils avancent avec une sûreté confondante, misant sur la surprise, l'effroi, la jouissance du rebondissement.
A history of violence commence pourtant d'une façon étonnamment classique pour un film de Cronenberg, étiqueté maître ès bizarreries : comme un petit thriller à tendance parano, genre qui prolifère outre-Atlantique. Après un prologue sanguinolent ayant valeur d'avertissement, voici une bourgade typique de l'Amérique profonde et la gentille famille qui va avec. Des gens bien, à l'évidence, descendants modernes et décoincés des héros de La Petite Maison dans la prairie. Les parents, toujours très beaux, travaillent dur et s'aiment encore, inventant même de petits jeux charmants (se déguiser en pompom girl, etc.) pour tenir éveillée leur libido. Les enfants, déjà très beaux, vont à l'école ou au lycée, font du sport et mangent des céréales au petit déjeuner. Vu l'effusion de sang à laquelle on a assisté au cours des premières minutes puis la tranquillité harmonieuse, rassurante, qu'on a contemplée après, tout est en place pour le scénario, hollywoodien à mort, de la menace venue d'ailleurs, et qui se rapproche. De fait, deux malfrats entr'aperçus au tout début prennent place dans la cafétéria tenue par Tom Stall, le père de la famille susdite. Or, contre toute attente, le doux monsieur Stall fait preuve d'une habileté stupéfiante pour défendre son personnel et riposter radicalement - c'est peu dire - à la barbarie des attaquants. Toute la suite, qu'on se gardera de déflorer, découle de cette anomalie.
D'un point de vue dramaturgique, c'est une bonne affaire : si l'homme en danger est capable de mater une première salve de haine, on peut croire que la seconde frappe sera ajustée autrement et ainsi de suite. Mais surtout, les obsessions du grand Cronenberg rappliquent discrètement à ce stade, ouvrant l'efficace série B (adaptée d'une bande dessinée) sur des horizons lointains et des abîmes métaphysiques. L'autodéfense telle que la pratique Tom Stall l'innocent est en quelque sorte plus inquiétante pour le spectateur que la violence des assaillants, criminels avérés. Son geste "héroïque" rappelle en même temps le premier symptôme de la métamorphose de Jeff Goldblum dans La Mouche : à la fois une révélation et le top départ d'un processus fou. Un virus est à l'oeuvre, avec un pouvoir de contagion certain, comme souvent chez Cronenberg. Première leçon, et pas des moindres, compte tenu de l'actualité géopolitique : l'extériorité du danger est un leurre. A la maison aussi, l'horreur peut couver. Exemple : un fiston fort en thème, ouvertement non violent, ne demande peut-être qu'à faire gicler le sang des insupportables caïds du bahut. Les définitions du mal et du bien s'en trouvent complètement brouillées, au profit d'une ambivalence tous azimuts. L'un des sommets du film est ainsi une scène de sexe conjugal empreinte d'une brutalité sadomaso qui renvoie à celle de Crash, l'incroyable film de Cronenberg sur la volupté des accidents de la route. La violence est-elle source d'excitation, de plaisir ? Nous voici tout à coup dans La Généalogie de la morale, de Nietzsche. C'est le côté froidement entomologiste du cinéaste, son relativisme sombre et éclairant. On peut par là pousser très loin l'hypothèse qui ferait de la famille Stall une allégorie de l'Amérique, façade respectable et passé sanglant. Pour autant, le film ne se laisse pas réduire à un traité sentencieux sur la sauvagerie de la nature humaine et les dessous de la civilisation. D'abord, Cronenberg pratique une ironie rampante qui peut, ici ou là, monter en régime, tout près de la comédie noire. Voir les personnages de mafieux effrayants et, à la fois, extrêmement drôles, joués par Ed Harris et William Hurt. Voir aussi certaines saillies gore, évoquant les débuts du metteur en scène dans le film de genre fauché. Plus subtilement, A history of violence est réchauffé par un reste de confiance dans la capacité de l'homme à se réinventer. La question informulée du personnage principal, Tom Stall, est en substance celle-ci : qu'est-ce qui fonde mon identité ? Suis-je défini par ce que j'ai pu faire autrefois ? Ou bien par ce que j'ai décidé de faire désormais ? Le charisme quasi angélique de Viggo Mortensen, connu entre autres pour son rôle de prince rôdeur dans Le Seigneur des anneaux, contribue à rendre plus humaine, plus existentielle la glaçante mécanique cronenbergienne. En face, l'époustouflante Maria Bello (vue l'an dernier dans Lady Chance) travaille en sens inverse : elle instille une dose de rudesse à son rôle d'épouse solidaire et de mère aimante. Résultat : les délices de l'ambiguïté ad libitum. La famille est cet organisme à part entière qui, en état de choc, se désagrège un moment puis mute, s'adapte et persiste dans son être. Le coup de force de Cronenberg est qu'on ne sait plus s'il faut trouver cela hideux ou sublime.

Louis GUICHARD (Télérama)

Découvrez d'autres sites sur A History of violence :

Ciné-Club de Caen
Site officiel
Wikipédia




A History of violence


Retour page Cronenberg
lien pour les flux RSS

              Classement de sites - Inscrivez le vôtre!               annuaire        lagitane.com